Philippe Muray
Quelques notes (suite et fin)
P87
Des oiseaux ont bien tenté de picorer la grappe de raisin
peinte par Zeuxis parce qu’elle avait l’air plus vraie qu’une vraie ; je
frémis à l’idée de ce que je pourrais faire, moi, avec une femme signée Rubens,
si les convenances ne me retenaient pas.
P91
Pour être aimé, deux solutions, pas trois : la
réclusion cistercienne ou les fumigènes romantiques.
P104
« Dans tous les arts, écrit Proust, il semble que le
talent soit un rapprochement de l’artiste vers l’objet à exprimer. Tant que
l’écart subsiste, la tâche n’est pas achevée. »
P118
Il y a deux façons de méconnaître résolument son propre
temps : soit on adhère comme un fou à tous les délires du moment, on
s’engage, on se solidarise, on milite, on s’aveugle, on prend parti
éperdument ; soit on se détourne du courant, on s’enfonce dans la
contemplation, on ne veut rien savoir de ses maîtres pour mieux continuer à s’y
plier. Tout-tragique ou tout-poétique ; dans les deux cas
la même ferveur, la même passion d’esclavage, la même servitude de toute façon.
P119
La bête noire de la culpabilité, c’est le langage
évidemment, elle préfère de loin la musique, elle en met partout, elle en
rêverait dans tous les coins. Que la planète se transforme en une immense Fête,
vaseuse et morne, de la Musique égalisante. Musique aujourd’hui, forme suprême
de notre gâtisme consensuel ! « Viens, musique, emporte-moi avec toi
et sauve-moi de cet effort douloureux pour trouver les mots » : ainsi
chantait-on, déjà, au XVIIIe, quand on était poète, et romantique, et allemand.
P132
Le Mal n’est un être que si on le veut bien, c’est-à-dire
si on l’appelle à tue-tête, et notamment en arrêtant pas de le dénoncer. Le Mal
n’est Quelqu’un que si on en fait tout un plat en refusant d’en rire parce
qu’on préfère jouir de le prendre au sérieux. Le démon se sent menacé chaque
fois qu’on l’oublie cinq minutes, il connaît par cœur le puéril catéchisme de
la pub : qu’on parle de lui, en bien, en mal, mais qu’on en parle, ça ne
va pas plus loin. Être, pour lui, c’est d’abord être dénoncé.
P167
Tous les génies sont des esprits grossisseurs, c’est la
raison pour laquelle on a tendance à les trouver grossiers.
P170
« Il faut mettre sa passion dans les choses où
personne ne la met aujourd’hui », excellente recommandation de Nietzsche
que nous n’avions pas besoin de connaître pour la suivre spontanément.
P174
Le protestantisme, c’est incontestable, a « sauvé
les libertés humaines », et de la seule manière efficace : en
supprimant les artistes (la conception du salut comme donné, et non gagné,
implique que toute participation de l’être humain à son propre sauvetage est
illusoire ; corrélativement, les œuvres,
dans tous les sens du mot, deviennent inutiles).
P185
…Chaque fois, des musées entiers qui disparaissent !
Des centaines, des milliers d’œuvres, tableaux, sculptures, fresques ! Il
faut repeupler ces murs déshabillés. Les toiles deviennent des arguments dans
la controverse de fer et de feu qui a choisi l’Europe comme champ de bataille.
Et les Jésuites sont les plus formidables acheteurs d’espaces publicitaires
qu’on puisse imaginer. Bien après eux, on racolera pour des machines à laver,
des bagnoles, des fringues, des barils de lessive et milles autres produits
plus ridicules les uns que les autres, à l’aide d’une foule de filles nues. Alors
pourquoi pas, dès maintenant, quelques paires de fesses pour la plus grande
gloire de l’Église ?
Et qui serait capable de mettre en équivalence, sans
ridicule, la beauté des femmes et celle de la Foi ?
Qui, sinon Rubens, la plus grande agence de communication
de tous les temps ?
P187
La répétition est indispensable, et à tous les niveaux,
en effet, puisque c’est elle qui signale la présence d’un style, c’est-à-dire
quelque chose qui ne dépend pas du sujet traité, mais de la fréquence de
réapparition de celui qui le traite.
Il n’y a de style que par la répétition, dans la
répétition, pour le plaisir de se répéter, de se sentir de plus en plus répété,
donc de plus en plus différent, à l’infini, jusqu’aux constellations.
P188
…personne ne savait plus alors que l’image du corbeau,
dans une toile, loin d’annoncer des choses sinistres, était synonyme
d’Espérance pour la raison que son cri, disait-on, ressemblait au mot latin
« cras » qui signifie
« demain ».
P189
« L’aristocratie conduit naturellement l’esprit
humain à la contemplation du passé, et l’y fixe. La démocratie, au contraire,
donne aux hommes une sorte de dégoût pour ce qui est ancien. » Tocqueville
P213
Quelqu’un qui ne fait jamais de sport ne peut pas être
tout à fait mauvais.
P219
« Le charme d’une femme peut révéler beaucoup de
choses à un artiste sur son art » (Bonnard)
P223
…parce que le nu, de toute façon, quelle que soit
l’époque, quelles que soient les circonstances ou les baratins des
civilisations, ne peut être que
mythologique. Ni chaste, bien sûr, ni naturel, et encore moins innocent.
P227
« Un homme qui a le sentiment des fesses et des
seins est un homme sauvé ! » (Renoir à propos de Rubens)
P231
On peut appeler « moderne » ce réflexe qui
consiste à rendre proche un grand homme par la détresse qu’on lui suppose.