Voici ce qu'écrivait Michel Houellebecq en 2003 à propos de Philippe Muray. Intéressant dans le sens où des journalistes comme Nelly Kaprièlian par exemple encensent systématiquement le premier, quoi qu'il fasse, tout en fustigeant le second.
Michel Houellebecq
L'homme de gauche est mal parti
(Le
progrès n'est que le développement de l'ordre, Auguste Comte)
L'année 2002 restera marquée par l'accès, longtemps attendu, de la pensée de
Philippe Muray à une audience élargie. Non que ces épais volumes gris bleu, aux
titres dissuasifs, aient vraiment entraîné l'adhésion des foules; mais enfin il
s'est vu cité, et parfois interviewé, par de nombreux hebdomadaires de large
diffusion; on peut dorénavant à peu près suivre les prises de position
de Philippe Muray sans avoir à sortir à chaque fois de son Relay;
c'est un progrès considérable. S'il faut absolument parler de la modernité (ce
dont il m'arrive de douter), autant partir des livres de Philippe Muray, ce sera plus agréable et plus
instructif qu'aux temps où il fallait se coltiner Baudrillard et Bourdieu (ces exemples,
j'en conviens, sont un peu caricaturaux).
Considérons Philippe Muray comme une machine, dans laquelle on introduit des
faits (parfois réels, souvent médiatisés), et dont il ressort des
interprétations. Ces interprétations sont guidées par une théorie cohérente,
celle de la montée en puissance d'une terreur molle, d'un type
nouveau, dont il a synthétisé l'essence par quelques formules brillantes et
définitives (l'«hyperfestif», l'«envie de pénal», et surtout la tolérance «qui
ne tolère plus rien auprès d'elle-même»). Cette théorie, désormais classique,
doit à mon sens faire partie du bagage de tout homme cultivé.
L'année 2002 restera, aussi, celle où la machine Muray a, pour la première
fois, connu quelques ratés. Son fonctionnement, pourtant, n'est nullement en
cause; on peut même dire qu'il n'a jamais été aussi brillant. Sa magnifique
description, par exemple, de la quinzaine anti-Le Pen qui a égayé la France en avril-mai 2002
est sans doute un de ses plus beaux textes.
Toutes ses qualités s'y montrent à plein : ampleur de vues, sens historique,
précision dans le détail, et surtout ce coup d'oeil prodigieux qui lui permet,
au coeur des détails, de choisir le plus significatif, celui qui va d'emblée au
coeur du problème (en l'occurrence, la pancarte : «Non aux méchants» brandie
par la petite fille). Ma thèse en réalité est que ce n'est pas Philippe Muray
qui va de travers, mais le monde ; que le monde, autour de lui, commence à
produire quelques phénomènes aberrants, dont on ne peut assurer qu'ils soient
non Muray-interprétables, mais qui sont au moins Muray-ambivalents ; qu'en
somme la bonne pensée unique et la terreur molle qui en procède commencent à
laisser entendre de légers craquements.
Commençons par la sinistre affaire Rose Bonbon. Philippe Muray
(interrogé il est vrai «à chaud» par le Figaro-Magazine) y a vu une
répétition de la fastidieuse pantomime du censuré et du censeur (qui se termine
classiquement par la ridicule déroute du censeur). Les faits d'ailleurs
semblent pour cette fois lui avoir donné raison ; je rappellerai quand même que
l'affaire a été tangente, et qu'elle ne s'est conclue que par l'intervention de
Nicolas Sarkozy, prenant conscience du chiendent qu'il y a, dans la perspective
d'un destin présidentiel, à rester associé au «retour de l'ordre moral». L'Enfant
Bleu a perdu, mais dans des conditions qui lui laissent augurer une
prochaine victoire. La vérité de cette affaire est que la croisade
antipédophile, ivre de ses succès, ne se connaît plus aucune limite, même plus
le respect de la présomption d'innocence, et en tout cas certainement pas celui
de la «liberté d'expression du romancier». On a même entendu des argumentations
hallucinantes, selon lesquelles Jones-Gorlin, en sa qualité de romancier, était
doublement coupable, puisqu'on ne pouvait même pas lui faire crédit de l'authenticité
du témoignage. Je n'exagère pas : cela s'est dit, et écrit, par des gens
ayant responsabilité associative.
Or les tenants de la bonne pensée unique se trouvent ici dans une position
bien douloureuse. Car s'ils aiment les créateurs qui dérangent, ils
aiment également, et d'un amour aussi sincère, les tout petits enfants. Nous
assistons en d'autres termes au développement d'une contradiction au
sein de la bonne pensée unique (que j'appellerai dans la suite de ce texte, par
convention de langage, la gauche).
Mon propre procès, au premier regard, semble moins captivant ; car je suis
un mâle occidental, donc une espèce de beauf ; en ce sens, mes positions n'ont
rien que de très logique. L'ingénieux critique Pierre Assouline a même
découvert que j'avais de tout temps été animé par une haine obsessionnelle des
Arabes ; que c'était là, contrairement aux apparences, le vrai sujet de Plateforme,
et peut-être de tous mes livres. Je me demande vraiment ce qui m'a retenu de
faire un procès à ce minable ; sans doute faudrait-il que je travaille mon envie
de pénal. Au-delà de mon cas personnel, pourtant, tout observateur
attentif percevra qu'il va y avoir, rapidement, des problèmes. Que, sans cesser
de pourchasser l'islamophobe, l'homme de gauche va devoir continuer à soutenir
Taslima Nasreen (qui de son côté va gaiement répétant que la stupidité et la
cruauté ne sont pas des dérives monstrueuses de l'islam, mais font partie de sa
nature intrinsèque) ; considérons aussi que de tels exemples vont probablement
se multiplier, sans compter la racaille de banlieue qui vire antisémite, et tous
les autres soucis.
Il faudrait évoquer ici ces rats de laboratoire, soumis par des éthologues
sans coeur à d'incessants stimuli contradictoires. Je ne me souviens
plus exactement de ce qui leur arrive ; mais, de toute façon, rien de bien
réjouissant. En un mot comme un cent, je le confirme : l'homme de gauche est
mal parti.
L'épisode le plus significatif, et sans doute le plus lourd de conséquences,
de la période qui s'ouvre, est sans doute l'affaire des nouveaux
réactionnaires, déjà abondamment relatée par les gazettes. L'ouvrage,
c'est le moins qu'on puisse dire, n'a guère été loué. En sa qualité de flic en
chef, Edwy Plenel se devait de couvrir son subordonné ; il s'en est
acquitté avec conscience, quoique sans enthousiasme ; peut-être sentait-il déjà
que l'affaire était mal engagée. La plupart des journalistes en effet semblent
avoir considéré avec réticence ce fastidieux exercice de name dropping
; il leur a semblé bien long, malgré ses 96 pages (ceci à comparer, une fois de
plus, à la délectation sensible avec laquelle ils citent le moindre petit
extrait des pavés de Philippe Muray).
Tout cela n'était pas encore vraiment alarmant ; qu'un homme de gauche
écrive un livre insipide, rien d'anormal, c'est même plutôt dans l'ordre ; mais
ce qui s'avéra plus grave, nettement plus grave, fut la réaction des accusés.
L'infortuné Lindenberg s'imaginait sans doute qu'ils allaient se disperser
comme des petites souris, jurant que jamais eux, les autres peut-être, mais
eux, non, oh ! quel méchant procès. Loin de là, que vit-on ? Finkielkraut se
mit carrément en colère, qualifiant tour à tour l'ouvrage de «stupide» et
d'«ignoble». D'humeur plus espiègle, Taguieff salua l'apparition du «premier
pamphlet mou», issu des rangs de l'«extrême-centre». Les deux, plus quelques
autres, rédigèrent sans tarder un Manifeste pour une pensée libre. Ce
n'est donc pas spécialement la honte, ni la terreur d'être démasqué, qui se
peignit dans leurs regards coupables ; mais plutôt un léger pétillement de
satisfaction à l'annonce de la reprise des hostilités.
Fait encore plus significatif, ce sont surtout leurs adversaires qui ont dénoncé
l'amalgame, alors qu'eux-mêmes semblaient plutôt satisfaits d'être ainsi
amalgamés (à titre personnel, je confirme : appartenir à une liste qui compte Finkielkraut,
Taguieff, Christopher Lasch, Muray et Dantec a tout pour me réjouir – je
connais moins les autres, mais ça me donnerait plutôt envie de les lire). Les
choses en sont venues à ce point que ces mêmes adversaires les ont hâtivement
absous de l'odieux qualificatif, dans la crainte tardive qu'ils n'en viennent à
le revendiquer.
Las, le mal était fait, et le ver dans le fruit. Infortuné Lindenberg, les
mutations les plus décisives ont parfois pour catalyseur les incidents les plus
minimes. Rappelons qu'il y a quelques mois, les «nouveaux réactionnaires»
étaient si faibles, si fantomatiques et surtout si mal organisés qu'ils
n'avaient même pas été capables de mettre sur pied un soutien correct à la
candidature de Jean-Pierre Chevènement. Ce mince opuscule aura eu pour effet de
resserrer leurs rangs, de leur faire prendre conscience qu'ils avaient de leur
côté l'intelligence et le talent, et d'en faire sans qu'ils l'aient cherché la
première force intellectuelle du pays. Voilà qui est supérieurement joué,
camarade Rosanvallon ; vous allez recevoir des félicitations, au prochain forum
de Davos.
Maintenant qu'il est établi que nous sommes les meilleurs, nous allons enfin
pouvoir étaler l'ampleur de nos désunions devant un public ravi de la qualité
de l'échange. Dans mon agenda personnel, je prévois déjà un débat avec Philippe
Muray sur les bienfaits du tourisme de masse ; un autre avec Dantec sur les
perspectives du clonage reproductif humain ; une sorte de colloque général sur
le monothéisme, et peut-être un autre sur la prostitution (les deux sujets
ayant au moins ceci de commun que tout le monde a quelque chose à en dire).
Autant vous le dire tout de suite : en 2003, ça va pulser grave ; ça
va vous changer de la
Fondation Saint-Simon.
Reste à trouver un sponsor, et c'est avec un peu d'émotion que je
me tourne vers vous, aimables réactionnaires classiques, nobles gardiens de la
maison ancienne. En ce temps de Noël, réjouissez-vous, car l'éternel vous a
suscité une postérité abondante. C'est sans doute avec un peu d'inquiétude que
vous avez assisté à un afflux si massif sur vos côtes naguère paisibles ;
d'autant que les précédentes occurrences du nouveau (nouveau roman,
nouveaux philosophes) avaient de quoi susciter une suspicion légitime sur la
qualité de cette immigration. Rassurez-vous : ils sont intelligents,
travailleurs et au fait de vos coutumes ; ils sauront s'adapter. Nous saurons
conserver le meilleur de votre tradition ; nous maintiendrons. Nous saurons,
aussi, procéder aux ajustements indispensables à l'entrée dans le troisième
millénaire. Détendez-vous, kids, on prend l'affaire en main ; vous
apercevez le bout du tunnel. Je n'ai pas besoin de vous vanter nos
intellectuels, vous les connaissez déjà un peu. Vous savez que vous disposez en
Finkielkraut et Taguieff de recrues redoutables, capables de pulvériser
n'importe quelle deuxième gauche, s'il s'en présente. Le cas des romanciers,
j'en conviens, est plus épineux. Passons rapidement, si vous le voulez bien,
sur la question des moeurs (drogue, partouzes). Vous en avez déjà assimilé bien
d'autres, et qui ne valaient guère mieux. Mais qui peut, aujourd'hui, prévoir
ce que pensera Maurice Dantec dans cinq ans ? Il semble en ce moment se nourrir
de bons auteurs (Revel, de Maistre) ; mais le projet de fond reste une synthèse
entre le catholicisme et Nietzsche. Projet impossible, et de ce fait
inquiétant, car s'il peut avoir d'intéressants à-côtés (production de
chefs-d'oeuvre), il n'offre aucune vraie garantie de fiabilité idéologique. Mon
propre cas, je l'admets, et compte tenu des auteurs que j'aime à citer
(Schopenhauer, Auguste Comte, Wittgenstein quand je suis de bonne humeur), est
à peine moins problématique.
Eh bien, comment dire ? Il vous faudra prendre sur vous. Couvrir d'un voile
compatissant ou narquois les errances idéologiques ; faire un effort pour vous
concentrer uniquement sur l'aspect littéraire des textes. Vous pouvez le faire
; vous l'avez déjà fait, votre passé glorieux en témoigne. Ne craignez rien ;
je sens que vous êtes déjà en train d'y parvenir.